Un homme, durant mon enfance

Nullement un modèle, mais une inspiration, malgré tout, malgré lui, malgré moi. Et surtout, un révélateur de l'époque.

Je songe ce soir, sans plus de raison, à un homme que j’ai vaguement connu, enfant. Nous l’appellerons Gianluca. 

 

Je ne le connaissais pas très bien, c’était quelqu’un de mon village (le fils d’une famille d’Italiens qui avaient repris l’épicerie). Simplement, Gianluca arrivait à l’âge adulte tandis que j’étais encore enfant : ainsi pouvais-je me projeter, voir ce qui m’attendait, identifier quelques repères.

 

Je ne me souviens pas de lui parce qu’il était exceptionnel, mais précisément parce qu’il ne l’était pas. 

Mes parents disaient d’ailleurs beaucoup de mal de lui, me conjuraient de ne pas m’inspirer d’un tel abruti. Il incarnait pourtant ce que l’on considérait être, alors, un homme. 

 

Il était plutôt beau, et pas très intelligent. Il n’avait jamais eu de bonnes notes en classe et se comportait mal au lycée, faisait souvent honte à ses parents. Tout ça était de notoriété publique, dans le village. Après plusieurs redoublements, il était allé dans un bahut technique et se plaignait que cela ne servait à rien. 

Fumer tue (et a probablement tué Gianluca).

Comme tout le monde, Gianluca jouait au foot, dans l’équipe du village. Il s’y battait à peu près tous les dimanches, et mon père le détestait à cause de ça (lui était le président du petit club, et devait gérer les conséquences administratives de ces coups de sang). Gianluca évoluait au poste d’ailier gauche et je pouvais le voir déborder, tout près du grillage depuis lequel je regardais les matchs.

 

Dans le civil, Gianluca portait le plus souvent un jean, un t-shirt blanc et un gilet sans manche, d’un denim légèrement différent du pantalon (tous deux mentionnant leurs marques par une petite étiquette de tissu rouge « Levis » ou « Rica Lewis »). Aux pieds, des sortes de Santiag, ou des Stan Smith immaculées. Parfois, il accompagnait tout ça d’un bandana rouge, noué à la ceinture.

 

Longtemps, Gianluca porta ses cheveux à la Roberto Baggio, sans doute pour marquer son ascendance italienne : courts sur les côtés, et bien longs derrière, bouclés. Il avait autour du cou une belle chaîne en or, ornée d’une lourde croix christique, et une autre, vierge de tout médaillon. Au poignet, une épaisse gourmette d’argent. 

Ses yeux étaient bleus, à la fois profonds et imbéciles.

Il était entendu que Gianluca ne ferait pas d’études mais il hésitait encore, rapport au métier qu’il allait faire. (On l’écoutait raconter ses hésitations, au café, tandis qu’on jouait à World Cup sur la borne d’arcade.)

Après son service militaire, qui s’était pourtant mal passé, il indiqua finalement qu’il allait entrer dans les « commandos para », pour mettre un peu d’argent de côté. 

 

Gianluca perdit ses cheveux bouclés et gras, et quelques étés durant, on l’observa d’un peu plus loin, vaguement inquiets : il portait des débardeurs blancs et le crâne rasé. Il avait gagné plusieurs kilos de muscles secs, quelques cicatrices sur le visage, ainsi qu’un tatouage sur l’avant-bras. 

 

Après ses années de service, avec les économies accumulées, Gianluca s’acheta une Kawazaki ZXR-750 (vert pomme, bien sûr). Dès que j’entendais qu’il arrivait, au loin, dans la plaine, j’accourais, sortant devant chez ma grand-mère pour le spectacle. La moitié du village faisait de même : soit pour l’acclamer, soit pour le maudire.

Reprenant en bas de seconde à l’entrée du village, Gianluca mettait la poignée de gaz en coin et, dans un hurlement rauque qui allait crescendo jusqu’à l’orgasme hoqueteux du passage en troisième, filait à pleine vitesse entre les hauts murs provençaux et décrépis. Il tapait le rupteur une seconde fois et arrivait dans le cœur de ville à près de 200 km/h et 110 dB, moteur hurlant, échappement libre. Sur les derniers mètres, on eut dit qu’il volait. 

Parvenant en face de moi comme en apesanteur (je l’observais depuis la porte cochère), il freinait sèchement et la moto ruait alors vers l’avant, tel un cheval vicieux qui veut vous désarçonner. Au dernier moment, l’engin tournait en équerre avec mouvement serpentin et lent.

Gianluca ne portait pas de casque. Il se garait sur la place où le vieux jouaient à la pétanque, bérets sur la tête, juste en face de l’épicerie parentale. Il laissait échapper une dernière salve de gaz, puis éteignait la machine et tapotait le réservoir avec satisfaction. Furtif, j’approchais, pour écouter le cliquetis du moteur encore brûlant. D’un mouvement à la fois brusque et souple, Gianluca secouait ses cheveux. Quelques filles approchaient et l’embrassaient, sur les joues.

 

A l’époque, même avec son style de loubard, il ne prenait pas de drogues (simplement parce qu’il n’y avait pas de dealer dans les parages). Par contre, il était le premier à l’apéro – sans toutefois parvenir fréquemment à finir saoul, se retrouvant pris dans des bagarres déjà bien avant. Gianluca avait mauvais caractère. Au gré des fêtes de village, il avait été impliqué dans des dizaines de bastons et un de ses potes était mort, planté par un mec de la Devèze, disait-on.

 

Pour les vacances d’été, il descendait en moto vers la Costa Brava, à 250 à l’heure sur l’autoroute. Logé dans une pinède donnant sur la mer, il s’envoyait les petites Anglaises rencontrées en boîte, qui avaient la chance de ne rien comprendre aux conneries qu’il pouvait raconter. 

Gianluca était macho, imbécile, et inculte, mais drôle, arrogant, et plein d’une vie qu’on a hâte de vivre.

Il devait coucher plutôt souvent, j’imagine (il y avait certes le SIDA, mais tout le monde s’en foutait un peu, dans nos campagnes ; c’était un truc des villes). Régulièrement, il présentait en tout cas ses petites-amies, au café. Puis il les trompait, se faisait tromper, les larguer, se faisait larguer.

Un été, il planta sa Kawa : quelques semaines plus tard, dans les vestiaires du foot, il nous montra la large cicatrice sur sa cuisse, bien râpeuse, et lui bien fier. 

Il s’acheta alors une GSX-R 1100, sublime, qu’il planta à son tour.

Ayant cette fois frôlé la mort, Gianluca passa aux voitures – assagi, disait-on. Il acheta une 205 GTI, puis une Golf 16s, puis une Renault 5 GT Turbo, puis une Golf G60. Enfin, une BMW 325i. 

Dans le lot, il s’en fit voler quelques-unes (il y avait des rumeurs de courses-poursuites épatantes), en planta d’autres mais n’en mourut pas, malgré ses meilleurs efforts.

 

Finalement, la trentaine advenue, Gianluca trouva un métier de chauffeur poids-lourds et s’installa dans un village voisin, où l’on oublierait ses récentes turpitudes. On était en 1995 ; j’entrais au lycée.

Bientôt, ce serait l’An 2000, le XXIème siècle, et je serai un homme, à mon tour. Gianluca, comme je l’ai dit, n’était pas un modèle, mais, disons, un exemple – plutôt mauvais (les choix automobiles mis à part). 

Je n’imaginais nullement, alors, que la possibilité même d’une existence comme la sienne ne serait simplement plus possible, quand j’aurai 25 ans. Je ne songeais pas qu’il appartenait à une espèce déjà éteinte.

Les dinosaures à nuques longues 

étaient voués à disparaître.

Je n’ai aucune nouvelle de Gianluca, mais j’imagine qu’il a évolué à peu près comme tout le monde, dans son milieu. Il doit regarder Hanouna, rire à des blagues pathétiques

sur Facebook et voter Marine. 

J’aimerais imaginer qu’il rôde toujours dans sa 325i, jantes ASEV à rebords larges, chemise ouverte comme un éloge de Miami Vice. Je crains qu’en réalité il tourne en Partner, contraint par une petite retraite et convaincu par l’époque d’être enfin prudent. Peut-être même a-t-il arrêté de fumer.

 

Je peux aussi imaginer qu’il est devenu père, entre-temps. Et probablement, qu’il a été plutôt un mauvais père. 

J’entrevois un divorce, des enfants délaissés.

 

Pourtant, Gianluca a fait une chose de bien – au moins une. 

 

Donner une image de ce que peut être un homme vivant et désirant. Un homme plein de vie. Un homme entier

Cyrano raté, Cyrano quand même.

Gianluca m’a donné un exemple de vie à la fois conne et désirable – et qui contraste fortement avec celle que l’on veut me vendre (à la défaveur de la seconde, je dois bien l’avouer).

Gianluca avait été parachuté au-dessus du Sahel, il avait poursuivi les voleurs de sa Golf 16s, il avait perdu un pote dans une rixe, il s’était battu pour son honneur quasiment tous les dimanches. 

Il avait connu l’amour, et ses chagrins. Il avait fait l’amour, beaucoup. Il avait roulé vite. Il avait traversé le ciel, un parachute dans le dos. Il avait risqué sa vie, sans cesse.

 

Il n’y avait rien compris, mais il avait prié Dieu. 

Il n’y avait rien compris, mais il avait cru en l’amour. 

Il n’y avait rien compris, mais il avait aimé la vie. 

 

En somme, il avait vécu. Est-ce encore possible ?