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Elever ses enfants avec amour, puis les manger bien cuits : que nous apprennent, sur l'éducation parentale, les indiens Guayaki ?
De l'éducation positive au meurtre rituel, il n'y a qu'un pas. (Et pour les papas-cuisiniers, notre article est assorti d'un petit tuto sur les meilleurs modes de cuisson !)

Cet article tient essentiellement au livre Chroniques des indiens Guayaki, dont la lecture m’a été suggérée par Marcel Gauchet au terme de sa discussion avec Pierre Valentin, dans le cadre de la formidable chaîne YouTube @transmission.
On vous apprendra à la faculté qu’il faut être prudent dans les jugements anthropologiques et que le plus grand péché s’appelle ethnocentrisme (parce qu’au fond, toutes les cultures se valent).
Mais s’il est nécessaire de suspendre le jugement le temps de l’étude, faut-il ensuite le laisser éternellement suspendu ? Le scandale serait de répondre non à cette question. C’est donc ce que je vais faire.
Au début des années 70, l’ethnologue français Pierre Clastres décide de partir vivre pour une année auprès de Guayaki : des tribus sylvestres et isolées qui n’ont été décrites qu’épisodiquement au fil des siècles.
A la différence d’autres tribus (comme les Guarani) qui peuvent vivre de l’agriculture ou de la pêche, les Guyaki (ou Aché comme ils s’appellent eux-mêmes : les « vraies personnes ») vivent de chasse et de cueillette (et plus accessoirement de rapines), au plus profond des forêts tropicales du Paraguay. A l’instar des tribus sentinelles ou papous, il s’agit donc des peuplades humaines ayant le mode de vie le plus opposé au nôtre : les plus « sauvages » (Clastres ose le terme sans fausse pudeur).
Leur relation aux Occidentaux est d’ailleurs restée minimale depuis la colonisation du Paraguay au XVIeme siècle et, manifestement, il s’agit à la fois d’une cause et d’une conséquence de la distance anthropologique qui les en sépare. Une des grandes vertus du livre est d’ailleurs sa capacité à restituer cette étrangeté réciproque, et de manière assez maligne, Clastres ne révèle pas immédiatement comment il a fini par se retrouver au contact de populations aussi secrètes et isolées.
Son art de la chronique est plus généralement remarquable. Ainsi commence-t-il son récit directement au cœur de l’action (un accouchement en pleine nuit et pleine forêt) pour saisir son lecteur, avant d’en venir à une interprétation plus savante de ce qu’il est en train d’observer (le rite lié à la naissance chez ces mystérieux indiens).
Un cours magistral aurait découragé le lecteur – pas cette approche narrative maligne.
C’est avec cette même habileté que Clastres décide dissimuler, un temps durant, certains faits pourtant cruciaux… Assez longtemps, en réalité, pour s’assurer que notre sympathie pour ces indiens soit suffisante, avant que nous dussions sérieusement mobiliser notre miséricorde.

Parents ou pas, procurez-vous ce livre fascinant.
Pour ce qui concerne le sujet qui nous intéresse ici, le rapport aux enfants, Clastres décrit des « parents » tendres et aimants. Les nourrissons sont choyés par leurs mères, qui les portent durant de longs mois à même la peau, dans les mêmes sacs cradingues utilisés par les mamans bobos de nos centres-villes ; les gamins mènent ensuite une vie d’amusement ; les adultes, tous concernés par l’élevage des des enfants, les traitent avec douceur et bienveillance. Les règles de vie en communauté étant rares et diffuses, les enfants suivent essentiellement leurs envies, jusqu’aux rituels de passage à l’âge adulte.
On retrouve donc un biais très « éducation positive » chez les Guyaki. Clastres s’amuse d’ailleurs la difficulté pour les adultes de contraindre les enfants – y compris quand ceux-ci leur désobéissent ou se moquent d’eux. Les « kybuchu » se révèlent d’ailleurs être, pour l’ethnologue, des témoins de premiers choix, sur certains sujets. Ainsi, en dépit des efforts des adultes pour cacher leurs « petites affaires », les enfants les espionnent gaiement, puis viennent raconter avec force rires ce qu’il en est, côté bagatelle : fornications forestière, tromperies diverses, homosexualité et autres pratiques exotiques, voyeurisme de bord de rivière.

On croit ainsi observer, cent pages durant, une société apaisée, douce et hédoniste – vraiment un idéal rousseauiste, un peu à l’image des populations bonobos que les bobos adorent aduler. On retrouve d’ailleurs chez les Guayaki une forte propension à user des caresses et du sexe comme lubrifiant social : en cas de colère des virils chasseurs, les femmes viennent caresser leurs corps mâles pour les apaiser, et l’amour physique, le meno, est manifestement une occupation de tout premier ordre pour tout le monde, de l’adolescence jusqu’à la fin de vie.
Inspiration pour Daniel Cohn Bendit ? On retrouve en tout cas de nombreuses scènes de pédophilie caractérisée. Clastres précise à plusieurs reprises que les mâles de la tribu prennent du plaisir avec des jeunes filles kujambuku « avant le sang » : avant leurs premières règles, donc avec des fillettes n’ayant pas encore 12 ou 13 ans.
La chose est pour nous franchement dégoûtante mais, après tout, se dit-on, ces indiens, ne s’agit-il pas de grands enfants, inconscients du Bien et du Mal, vivant en dehors du péché parce qu’ils n’ont pas mordu dans le fruit de l’arbre de la connaissance ? On essaie toujours d’imaginer, à ce stade, un Eden primoridial. Le scandale réellement n’arrive que quelques pages plus tard.


Clastres nous a en effet indiqué que les Guayaki souffrent d’un mystérieux déséquilibre démographique : il y a 40 hommes pour 14 femmes, dans la tribu. De nombreux chapitres durant, on s’interroge donc, sur les causes de cette asymétrie.
Problème génétique ? Infâme sélection des mâles à la naissance ?
L’explication s’avère en réalité plus sombre encore.
Quand un chasseur meurt en pleine force de l’âge, les Guayaki estiment en effet que sa mort est en quelque manière « injuste », et donc que l’âme du défunt risque de venir hanter les vivants (par frustration, en somme).
Pour faciliter son passage vers « la savane des morts » les Guayaki ont donc pris pour coutume de sacrifier une des filles du défunt. Celle-ci l’accompagnera dans la mort, et facilitera le transfert spirituel.

Pierre Clastres était un beau gosse communiste – à l’époque, ça existait donc.
Reste à passer à l’action. Dans le sommeil de l’enfant ou de l’adolescente, qui se repose paisiblement près de sa mère, un chasseur approche furtivement, et d’union coup, lui fracasse le crâne. A la lecture de la scène, en tant que parent, on déglutit déjà un peu moins bien.
La chose se corse toutefois quelques chapitres plus tard, lorsqu’on apprend le sort réservé aux enfants ainsi sacrifiés. On nous a d’abord dit qu’ils étaient enterrés, sans grand formalisme, près du campement. C’est du moins la version officielle, celle qu’on sert aux blancs peu portés sur la chair humaine. Mais les Indiens, manifestement, ont menti, et Clastres apprend finalement qu’il est de coutume de manger les enfants (hormis s’ils ont la peau noire, ce qui semble porter malheur).
Après avoir tué les bambins, on les découpe en morceaux, on les fait rôtir, puis on se distribue les morceaux selon une série de règles formelles : la tête est réservée aux personnes âgées, qui s’en régaleront ; le pénis sera consommé prioritairement par les femmes enceintes.
Vous êtes un jeune maman ? Rassurez-vous ! La veuve ne pourra pas manger sa fille. « Prohibition de l’inceste et tabou alimentaire se recouvrent exactement dans l’espace unitaire de l’exogamie et de l’exocuisine ». Clastres précise toutefois que, de temps à autres, les règles peuvent être bafouées, faute de réelle police. Ainsi de tel enfant, qui a mangé un bout de son Papa. On évite le sujet, mais ce n’est pas si grave…

Vous vous interrogez peut-être sur le mode de cuisson ?
Un bel enfant, déjà gras, pourra être passé au barbecue, assorti de légumes et de coeurs de palmiers, mais un nourrisson sera préférentiellement bouilli, après avoir été démembré. (De la sorte, tout le monde pourra avoir un bon bol de soupe, agrémenté de quelques morceaux.)
Les Guayaki raffolent en particulier de la peau. « Tapia Gatu » : elle est bonne cette graisse !
Les adultes, quant à eux, connaîtront le même sort culinaire que les enfants, mais dans le cadre d’un rite différent. Manger une personne déjà formée participe en effet à faciliter la séparation de son corps et de son âme (encore une fois, pour que le mort ne vienne pas hanter les vivants). Les enfants n’étant pas réputés disposer d’une âme à même de pouvoir hanter les Ache, dans leur cas c’est surtout la gourmandise qui semble souvent motiver l’anthropophagie.
Manifestement, la chair humaine est une des meilleures de la jungle, à égalité peut-être avec celle du cochon sauvage, et ce qui pousse les Guayaki à dévorer les morts, enfants ou adultes, c’est donc aussi une forme de gourmandise qui tangente la luxure : le terme uu désigne aussi bien le fait de manger que celui de forniquer sauvagement.

Vous n’avez plus de Doliprane ? Une jeune blanche fera aussi bien l’affaire !
On notera toutefois que le souci médical peut justifier l’infanticide, également : en cas de coup de pompe chez un adulte, un nourrisson peut être un bon remontant. (Le petit Brikugi en fera les frais, raconte Clastres sans frémir.)
Le meurtre d’enfant le plus commun semble toutefois celui servant à « rétablir l’équilibre ». Quand une situation injuste ou insupportable se produit, il est entendu que l’Aché « victime » pourra rééquilibrer symboliquement les choses : soit en mimant un meurtre rituel sur un adulte, soit en le commettant pour de bon – dans ce cas, sur un enfant.
Le père de l’enfant-émissaire pourra alors se venger à son tour, sur un autre enfant-émissaire, choisi au termes de mystérieux raisonnements sur le registre du coup de billard magique à trois bandes.
Et ainsi de suite.
Il n’est pas clair comment le cycle de la vendetta cosmique s’arrête, ou pourquoi, mais au bout d’un moment, quelqu’un mime un meurtre, au lieu de le commettre. Jusque-là, les tueries toutefois se sont enchaînées (et les festins), et personne n’aura pu trouver quelque chose à y redire (pas même les parents des enfants condamnés), ni n’aura pu saisir une police ou une justice qui n’existent pas : les Aché vivent sans Etat.

Toujours pénible de devoir flécher les gosses dans les arbres parce qu’ils ne veulent pas mourir !
Tout ceci évoque bien sûr Abel et Cain, dans la bible, et l’on mesure alors plus concrètement ce qu’implique le déficit d’une croyance religieuse basée sur la rédemption et le pardon, pour arrêter le cycle de vengeance. En l’espèce : des enfants aux crânes fracassés, que l’on dévore ensuite.
La scène où une adolescente, se sachant condamnée, fuit plusieurs fois l’adulte qui a décidé de la sacrifier au petit matin pour rétablir l’équilibre est particulièrement épique. La chute n’en est pas moins fatale. Une nuit, la jeune fille qui ne veut pas mourir ne parvient plus à lutter contre le sommeil, tandis que son assassin putatif l’observe, de loin. Quelques minutes plus tard, elle se fera exécuter, à deux pas de la couche de ses parents, conscients du bon droit du justicier.

Parvenu à ce stade du récit, « l’inspiration » des civilisations premières pour le jeune parent contemporain devrait tendre à refluer. Comme le dit très honnêtement Clastres dans un autre texte, il y a un prix à payer pour vivre dans l’Eden primordial – et ce prix inclut le fait de voir son propre enfant massacré pour rétablir un équilibre cosmique (puis mangé, car il est quand même vachement bon).
Malgré ces monstruosités, je doute toutefois que le bobo authentique ne trouve une bonne raison de s’inspirer des sympathiques Aché. Tout au long de la lecture du livre, je n’ai pu m’empêcher de songer à ce graphe, qui montre que la préférence de nos contemporains progressistes va structurellement à ce qui est, de lui, le plus éloigné : un Guayaki, donc. Un chasseur qui éclate des occiputs de bébés par gourmandise, ou par colère.
Je songeais également au paganisme dont rêve la nouvelle droite (celle qui trouve le christianisme trop « féminin ») – me disant, qu’après tout, Abraham et le Christ avaient quand même quelques vertus, en nous épargnant certaines des duretés innommables dont l’âme humaine est capable.
En dépit de la fascination de Clastres pour les Guayaki, et en dépit de leur côté il est vrai sympathique (dans un registre Georges Brassens sylvicole), un Occidental plus équilibré devrait en effet éprouver, me semble-t-il, un sentiment de gratitude une fois parvenu à l’issue du livre.
Gratitude d’être né où l’on est né, au moment où l’on est né. La valeur de la civilisation occidentale paraît même si évidente, par contraste avec ce que l’on lit, que l’on s’étonne que Clastres écrive, vers la fin de ces chroniques, qu’il est « une chance » que les Guayaki n’aient jamais croisé la route des évangélistes. Car est-ce vraiment le cas ?

Les gens de droite accordent plus d’importance à leur soeur qu’à leur cousine, à leur cousine qu’à leur voisine, etc.
Les gens de gauche préfèrent les animaux et même la froide indifférence des étoiles à leurs proches.
Mystères de l’âme humaine.
Matt Walsh, dans un de ses chroniques scandaleuses et drolatiques, explique que célébrer les Indiens d’Amérique au lieu de Christophe Collomb, comme l’exigent les progressistes américains, revient à peu près à célébrer les nazis.
A quoi bon, en effet, fêter ceux qui ont perdu, et qui ont mérité de perdre – car ils étaient inférieurs à tous points de vue, et surtout d’un point de vue moral (Walsh décrit par le menu les comportements guerriers atroces des Indiens américains autochtones, et non seulement se réjouit que ces derniers aient été réduits, mais se demande comment leurs descendants peuvent ne pas s’en réjouir pareillement : après tout, ils ne risquent plus de se faire égorger durant la nuit, ou de voir leurs filles violée et réduites en esclavage). (La vidéo ici.)
Sans que je puisse clairement expliquer pourquoi, il me semble pour ma part légitime que ces populations ancestrales aient droit d’exister. Mon intuition me souffle que l’interventionnisme doit être limité et que des terres doivent leur être réservées – peut-être par pure curiosité de ma part, ce qui est une forme de condescendance radicale, j’en conviens. (J’ai été passionné par la lecture du livre, notamment car seule l’observation de telles sociétés permet de confronter certaines de nos hypothèses, notamment politiques, à leur mise en œuvre concrète.)

N’en reste pas moins que me reste en tête, à la fin de l’ouvrage, une conviction partagée avec Walsh : non, toutes les cultures, toutes les idéologies et toutes les civilisations ne se valent pas, et non, il n’est pas absurde de privilégier les moins mauvaises. « Supérieure » et « parfaite » sont deux épithètes différentes pour qualifier une civilisation, et le fait que la nôtre soit imparfaite ne peut justifier qu’on mette un trait d’égalité avec telle autre, faute d’avoir les couilles d’établir un classement.
Et surtout, surtout, tout ceci ne saurait justifier la moindre ingratitude de notre part. Nous sommes bénis de disposer d’une pareille qualité civilisationnelle. Nous sommes fous de vouloir la passer par-dessus bord parce que nous sommes convaincus d’être tellement supérieurs à nos ancêtres.
D’après de nombreux témoignages, Clastres était sombre, sourcilleux, bagarreur et obtus : il fait peu de doute qu’il aurait conchié ma prétention à commenter son livre sans le moindre bagage académique et que, sur les aspects politiques, il m’aurait traité de con. Je ne peux que lui renvoyer la politesse. Lui a longtemps été communiste, avant de devenir anarchiste ; si je ne peux que convenir de son génie littéraire et scientifique, cela ne m’empêche pas de contester sa clairvoyance politique – et donc de maintenir mon point de vue : il n’est pas si évident de considérer qu’une évangélisation aurait été une catastrophe, car, peut-être, des générations et générations de Guyaki auraient-elles moins souffert de leur passage sur Terre.


Sandrine et Clémence sont légitimement préoccupées par le côté viriliste du barbecue sylvicole.
On pourrait finalement me reprocher de n’avoir rien retiré de ce que les Guayaki ont à m’apprendre. Cela serait me faire un mauvais procès.
Outre les techniques de cueillette ou de chasse que j’ai pu acquérir (même si je ne suis pas sûr que j’aurai souvent l’occasion de capturer le coati), les Chroniques des indiens Guayaki m’ont offert de profondes méditations sur de nombreux sujets, et notamment l’organisation d’une société sans Etat, authentiquement anarchiste.
Des règles existent certes, chez les Guayaki, mais elles sont culturelles et mythologiques, et leur application se fait sans qu’il soit recouru à un pouvoir formel – uniquement par consensus immémorial, et sans qu’il soit possiblement de contraindre à coup sûr l’individu, qui peut toujours rester rétif. Bref, une sorte de fantasme libertarien. Seule la culture se survit à elle-même, par les récits mythologiques, et sans jamais instituer de corps politique.
D’ailleurs Clastres l’indique au début du récit : les chasseurs Aché ne comprennent pas la notion de supériorité des uns par rapport aux autres (tous se revendiquent « bon chasseur », mais aucun ne sait définir lequel est meilleur qu’un autre).
Ces notions, effleurées dans ces chroniques, donnent donc à penser – et de nos jours peut-être plus encore, désormais qu’il n’est plus possible d’aller pisser sans avoir rempli un CERFA.
Au récit des journées monotones et douces, on songe également au bonheur simple de ces indiens : travaillant quelques heures par jour, mangeant bien, aimant les femmes grasses, forniquant beaucoup. Notre civilisation basée sur le travail et l’accumulation (et donc sur l’inégalité, et donc sur le luxe) est-elle plus maligne ? Rien n’est moins sûr, mais une chose l’est, toutefois : notre civilisation apparaît aussi, ce faisant, comme la civilisation de la transcendance. La société Guayaki n’essaie pas de se dépasser, mais de se perpétuer. La brutale répétition du même est son seul horizon, tandis que nous rêvons, toujours, de nouveaux horizons, de nouveaux possibles, de nouveaux univers.

Français et Guayaki, même fatalité, même acédie ?
Mais ce qui est peut-être le plus étonnant, au final, c’est qu’à lire cet ouvrage en 2024, on en vient à éprouver soi-même une nostalgie civilisationnelle que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher de celle des Aché
Conscients de leur faiblesse par rapport aux Blancs, les Guayaki manifestement entrevoyaient leur propre fin dès les années 1970, et souffraient conséquemment d’une acédie de dimension biblique : on devine, dans le livre de Clastres, une déprime considérable, chez les Aché, abattus de se savoir perdus en tant que civilisation vivante.
Cernés par la modernité et par les autres tribus, trop peu nombreux, de plus en plus dépendants de ressources tierces, les Achés avaient conscience que si leur vie en tant que personne allait un temps se poursuivre, leur existence en tant que tribu était déjà achevée.
Sur ce point, la distance anthropologique était, à l’époque de l’écriture du livre, immense. L’objectif politique des militants et des intellectuels occidentaux (et de Clastres en premier lieu) était à l’évidence de retourner leur propre civilisation, de la révolutionner ; pourtant, nul de doutait vraiment, au fond, qu’elle était dominante, et qu’elle était destinée à le rester encore longtemps (peut-être plus sur le registre de l’imperium mais sur le registre de l’inspiration, qu’importe).
Force est de constater que ce sentiment a bien changé – et la lecture du livre offre un trouble contraste, qui au fil des pages s’accentue inexorablement. Ces Aché, c’est nous.
De nos jours, des causes exogènes aussi bien qu’endogènes laissent désormais imaginer sans mal que notre civilisation pourrait, comme celle des Guayaki, s’éteindre : l’Europe, désarmée et pleutre, fait face à des civilisations offensives idéologiquement et démographiquement, tandis que, tel un cancer, le wokisme sape les fondations mêmes de nos sociétés. Les contradictions insurmontables qu’avaient déjà identifiées Schumpeter ou, avant lui, Tocqueville, peuvent sembler impossibles à contrecarrer.
Alors, à la lecture de ces chroniques, l’acédie des Guayaki devient, étonnamment, un peu la nôtre : cette tristesse de vivre, car plus aucun espoir n’est vraiment permis.
Alors, pour ne jamais connaître ce sentiment, notre envie de transmettre à nos enfants s’en trouve, soudain, légitimée au centuple.