Nullement un modèle, mais une inspiration malgré tout : malgré...
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Les parents bobos
Une image d'Épinal, un paradoxe, une catastrophe
L’image du couple de parents bobo est une telle évidence, pour quiconque ayant déambulé le centre-ville d’une métropole, que toute description paraît superfétatoire. On voit parfaitement la chose : la poussette Yoyo (pratique pour prendre l’avion !), les lunettes oversized qui donnent un air ahuri à Maman, le bonnet ourlé pour Papa, le déficit de tonus musculaire pour tout le monde, et cet air à la fois las et d’en savoir très long sur la vie et sur la crise climatique.
Notre élite.
En réalité, le concept de parents bobos est un mystère plus profond qu’il n’y paraît : c’est une sorte d’antiphrase sociologique. Les petits êtres humains sont en effet considérés comme globalement diaboliques, dans leur milieu : ils polluent et empêchent de sortir à l’envi. Par ailleurs, il s’agit quand même d’appairer au préalable deux enfants capricieux (certes vieillis, mais impossibles à mûrir, comme ces poires que l’on achète dures et froides, et qui le restent jusqu’à soudain devenir noires, sans passer par la phase douce et juteuse). Pourquoi donc deux enfants-rois se mettraient-ils durablement en couple ? C’est quoi le projet ? diraient-ils eux-mêmes, tout fiers de leur bon mot grégaire. C’est là un premier mystère.
Une brève observation psychanalytique révèle que, dans bien des cas, l’individu bobo espère trouver dans l’Autre le parent dont il a lui-même rêvé niaisement. Enfant attardé, coincé au stade oral, le jeune bobo fantasme sur une mère ou sur un père suppléant, plus sirupeux encore, capable d’écouter ses jérémiades ad nauseam. Ses propres parents, en effet, ont divorcé – ou pire : ils étaient conservateurs, ou de la classe moyenne, ou vivaient à la campagne, ou n’avaient pas fait d’études ; dans tous les cas : la honte. Bien vite, à l’adolescence, il les avaient méprisés, les vieux cons, rêvant d’une vie loin des lotissements et des temps anciens.
Hélas, le père ou la mère de substitution s’avère, bien vite, aussi con.ne que la version biologique et la crise d’adolescence (jamais vraiment finie, ni même commencée, à vrai dire) peut donc reprendre, avec en ligne de mire un coûteux divorce. Sauf, qu’entre-temps, les plaisirs de la chair étant ce qu’ils sont, des enfants ont pu pointer le bout de leur nez (même si un rendez-vous au planning familial aurait, bien sûr, pu les transformer en milkshake saveur fraise).
Quoi qu’il en soit, la perspective de procréer sera l’occasion de séances supplémentaires chez le psy – et de palabres considérables avec d’autres personnes à haut capital social, moëlleusement assises dans un salon de thé éthique.
L’enfant, en effet, est avant tout un problème pour le bobo. Il émet du CO2 chaque fois qu’il expire, ou mange un choco-BN. Il pleure, la nuit : réduit la performance au boulot et écourte les séances de binge-watching. Et à la fin, il pourrait même s’avérer être cisgenre, transphobe ou climatosceptique ! L’enfer.
Le couple hésite donc, troublé par le souvenir de François Bégaudeau qui expliquait au magazine Socialter qu’il refusait de faire des enfants car cela “ triplerait (ses) “actes de consommation mensuels ”. Imaginez donc : son altruisme morbide pourrait en souffrir ! Les enfants risquent bien d’être un involontaire remède contre l’acédie.
Sur un autre registre, la femme bobo est terrifiée par l’idée d’accouchement, phénomène étrangement organique. Elle l’est tout autant, à l’idée de devoir sacrifier de son temps pour quiconque d’autre qu’elle-même. Moins de temps pour les cours de Pilates, l’angoisse.
Le mari, lui, est terrifié tout court. Il temporise, hésite, mais finalement toujours obtempère. Il ne s’agirait pas de perpétuer les rigides schémas patriarcaux ! La femme, et plus sagement que lui, décidera.
Le couple instruit donc la chose, au cours des longues matinées d’hiver, ces week-ends où il fait trop froid pour aller acheter des tables basses aux puces de St Ouen. Au fond, un chien ferait peut-être mieux l’affaire… Un Shiba Inu, préférentiellement, éventuellement un bouledogue français si l’appartement n’est qu’un studio… L’hésitation s’étale sur plusieurs années, généralement jusqu’à la quarantaine de madame.
L’enfant toutefois présente des avantages. Outre une défiscalisation toujours appréciable , un gosse justifie de glisser à temps partiel, sans pour autant renoncer à la crèche : le temps de visionnage de Netflix pourrait bien s’en trouver augmenté. Il se dit aussi que l’enfant pourrait être une source d’amour – concept mal détouré, mais dont les séries télé, souvent, parlent. Il en conserve ainsi un attrait, une aura aux confins de la magie et de l’ineffable. Enfin, le chérubin constitue un accessoire de mode reconnu : le choix de la poussette et des vêtements sera l’occasion de prouver, une fois de plus, que l’on a décidément du goût ! (Et le capital pour l’incarner en layettes) On pourra même l’amener au théâtre, pour en remonter aux prolos qui rêvent du Parc Astérix.
Sans doute, enfin, joue un effet inertiel, connement grégaire : les générations avant se reproduisaient – alors, pourquoi pas nous ? Même Raphaël Enthoven ou Charlotte Gainsbourg ont eu des gosses, après tout ! Et puis Hollywood donne encore à voir quelques modèles de parents cool, dans Gilmore girls ou dans Jane the virgin. Ces gens découchent, pleurent, rient, se trompent, se réconcilient ! La vie continue, à l’écran ! Et nous, on s’ennuie terriblement, de l’autre côté. Un enfant pourrait être une occasion de vivre à nouveau, se dit le bobo.
On essaie donc, pour commencer, avec un chien. Prudence… On arrive à gérer ses croquettes, et ses crottes ; c’est rassurant. Certains – beaucoup en réalité – en resteront là.
Pourtant, la vie est toujours vide – absurde malgré les festivals dans le Luberon et les virées dans les fripes chic. On n’a plus l’âge de sortir draguer et de toute façon personne ne nous regarde plus. Le couple se délite, lentement, face au néant.
Va pour l’enfant.
L’élevage des enfants en centre-ville de métropole.
L’apparition.
Des bébés finissent donc, tardivement, par apparaître. Ces petits êtres humains, nourris au lait de riz à 50 € la boîte, semblent translucides. Ce n’est qu’après de longs mois enfermés dans l’appartement seuls face à la mère apeurée, désarmée, fatiguée, lassée – déçue de son choix, au fond – qu’ils sortiront enfin à l’air libre, respirant les particules fines à pleins poumons, rayonnant enfin ! Maman est présentable, à nouveau : elle a retrouvé son allure sylphide grâce à un régime à base de graines de chia et, depuis quelques semaines, ne pleure plus sans raison. Elle peut parader. Elle déplace ses enfants dans un monstrueux triporteur électrique. Depuis leur cagette, les mouflets observent le monde, d’abord avec stupéfaction. Puis, bien vite, avec un mixte de honte et de dédain. On les déplace comme des paquets de lessive, pour l’instant. Mais, au fond, ils le devinent bien : ils seront les Princes technocrates de la ville.
Ainsi les enfants bobos découvrent-ils l’Univers, tel qu’il se résume à eux : quelques rues gentrifiées, cernées de bâtiments anciens, de squares, de restaurants de brunch. Ensuite ce sera la crèche, et tous les lieux administratifs qui les accueilleront : écoles, MJC, théâtres et autres “ lieux de vie alternatifs ” situés dans les friches attenantes. Il s’agira en effet, pour le bobo, de trouver des activités pour leurs enfants, de sorte à pouvoir s’en débarrasser autant que possible. Ce sera également l’occasion d’externaliser le nécessaire endoctrinement et de maximiser leur capital social. La chose est donc d’importance.
En dépit de leur fascination pour Lilian Thuram (qui renvoie les blancs à leur juste culpabilité) et Jules Koundé (qui porte d’étranges chaussures à talons avec des jeans pat’ d’éph), les bobos méprisent le football ; il sera donc hors de question que leur progéniture traîne avec cette engeance, et les autres sports seront jugés en fonction de leur distance avec le foot. L’aikido par exemple, c’est très bien ; l’escalade, pas mal ; pour le rugby par contre on est déjà beaucoup trop près.
En termes d’activités culturelles c’est toute la palette qui sera considérée – y compris, assez étrangement, les choses les plus réactionnaires, du genre solfège et violon. En somme, tout ce qui peut développer ce capital social que les vrais bourgeois adorent dénier posséder (mais qui leur permettra de réaliser une belle carrière dans le journalisme, le droit ou la haute fonction publique). Avoir du talent n’est pas requis ; au pire, l’enfant tiendra le rôle embarrassant du cuivre débutant dans une fanfare de centre-ville. Il jouera Bella Ciao contre Donald Trump ou le Rassemblement National.
Au final, le petit garçon se retrouvera à faire de la danse classique, en plus de la trompette, histoire de bien humilier toute testostérone latente qui oserait croître en lui.
La petite fille fera du théâtre pour devenir une harpie plus extravertie encore, et du judo pour en remontrer aux mâles cigenres ! (Sans le lui dire, on espère aussi lui apprendre les rudiments nécessaires pour se défendre contre tous les “ fantasmes d’extrême droite ” qui n’existent pas, mais contre lesquels il est toujours utile de se prémunir.)
Les week-ends, les parents bobos acclimateront leurs enfants aux vertus du militantisme. Il s’agira de lutter mais aussi de montrer patte blanche. Les gosses seront traînés dans les locaux sordides de quelque association, puis accompagneront maman à leur premier guichet bureaucratique. L’objectif, au fond, est de bien comprendre un écosystème qui mêle, aux guichets administratifs, des élus locaux (toujours utiles pour disposer d’un appui) et des militants en tous genres (qui prolifèrent et savent vivre sur la bête en expert : une inspiration).
L’enjeu est de prime importance car le bobo, au fond, ne produit aucune valeur ajoutée réelle. En véritable aristocrate, il ponctionne. Il doit donc être en mesure de se faire nourrir par l’Etat – et plus largement de maîtriser les complexes rouages technocratiques qui permettent de faire carrière sans être capable de fabriquer une table ou de faire pousser une rangée de tomates.
Parents bobo amenant leurs enfants à la sieste après un bref trajet à Biocoop en Kangoo électrique.
Velléité trans et allergies.
Idéalement, un des enfants aura un trouble dans le genre, pour paraphraser l’idole Foucault : ce sera l’objet d’une grande fierté. Un luxe, certes, car les séances chez le thérapeute sont coûteuses, mais un premium incontestable, en termes de gloire. A défaut, l’enfant bobo souffrira au minimum d’une allergie. It’s not a bug, it’s a feature.
Le plus souvent, il s’agira d’une allergie aux arachides, ou à l’autorité. Il faut dire que les parents, très conscients de leur supériorité sur le reste de l’humanité et sur les générations précédentes, privilégient des méthodes d’élevage novatrices : éducation positive, gamification des savoirs, enseignement par les pairs – voire, pour les plus aisés, inscription dans une école Montessori à 80 000 € l’année. C’est cher, mais ça ne sera pas de l’argent jeté par les fenêtres ; tant bien même Gabin et Marcelline en ressortiraient-ils totalement ignares, au moins n’auront-ils pas eu à frayer avec les membres un peu trop turbulents de la Diversité, par ailleurs tant admirée.
Si l’enfant bobo “ peine à l’école ” (autrement dit, s’il fait chier la maîtresse dans les grandes largeurs), il sera considéré qu’il est surdoué, et atteint par de graves “ troubles de l’attention ”. Ce sera (enfin !) l’occasion de lui donner un équivalent de l’Aderral, ou des amphétamines quelconques aidant à la concentration. Ainsi s’assure-t-on qu’il pourra passer les examens scolaires de base et arrêtera de les briser à tout le monde.
D’un point de vue strictement scolaire, les enfants bobos connaîtront généralement une réussite orthogonale de leurs capacités intellectuelles réelles. Ainsi observe-t-on que Lise, qui s’était révélée relativement incapable en SVT tout au long du lycée, a fini par réaliser une thèse en biologie ! (Celle-ci porte sur “ les conditions biochimiques des transitions de genre ”.) Quant à son frère Lucien, franchement imbécile, il semble parvenir tant bien que mal à progresser dans ses études de droit. Mais par quel miracle est-ce possible ?
L’explication est en réalité sans mystère : la tâche première de maman bobo est de connaître les plus sombres arcanes du système scolaire ; les choix d’options, en particulier, n’auront aucun secret pour elle – et moins encore leurs implications pour ce qui concerne la sociologie de la future classe de Prune. Le contournement de la carte scolaire est un art bobo.
Bien sûr, le couple n’hésitera pas à recourir aux cours du soir et à l’enseignement privé catholique (en dépit d’une haine féroce de la religion de leurs ancêtres). Quant à l’aide aux devoirs par Maman bobo, elle sera quotidienne, et rigoureuse. Ainsi, à force de détermination, même le petit dernier, à la limite du handicap mental, finira par intégrer une école d’art.
Il ne s’agira pas, toutefois, de se laisser émerveiller par le magnifique esprit de sacrifice de la mère bobo. Cette dernière n’apprend nullement par cœur les grimoires de la bureaucratie au seul bénéfice de ses enfants. Elle le fait également pour s’assurer de maîtriser le système dans lequel elle évolue, et qui structure l’entièreté de la vie sociale. Au fond, les bobos sont des gens qui prétendent combattre un système de domination qui n’existe pas, tout en maîtrisant eux-mêmes un système de domination qui, pour le coup, existe.
Maman bobo déboule à l’école après avoir appris que sa fille n’était pas dans la meilleure classe.
L’enfant bobo en société : la tête à claque du futur.
En société, les enfants bobos pourront paraître, selon leur âge et leur taux de glucose, -soit insupportablement amorphes, éteints, -soit insupportablement excités, ingérables. Dans les deux cas, ils dédaigneront royalement les ordres édictés, d’une voix molle, par leurs parents.
Désagréables pour les adultes, insupportables pour les rares enfants normalement éduqués qu’ils auront l’occasion de croiser, les gamins bobos paraîtront souvent légèrement fâchés, comme blasés qu’on leur ait donné des noms de légumes anciens. Ce caractère désagréable pourrait sembler sans explication autre que sociétale (il s’agirait, en somme, de la condensation de l’air du temps). En réalité, le caractère détestable du petit bobo tient pour beaucoup à un autre aspect récurrent du grand bobo : l’overdose de second degré, qui finit par gâter les enfants plus sûrement que les bonbons.
Perpétuellement goguenard, élevé au biberon sardonique de CANAL+, le bobo adulte ricane en effet sans cesse – et éduque ses enfants dans cette vibe dont il ne semble pas capter qu’elle détruit à la fois sa propre autorité, et toute possibilité d’intéraction authentique avec son enfant. Le bobo étant incapable de raisonner au premier degré, toute discussion avec lui paraît impossible. Un raisonnement, pour lui, n’est qu’un enchaînement lassant de blagues sardoniques et de name dropping.
La chose n’en devient drôle, très soudainement, que lorsque surgissent dans la conversation les sujets qui, précisément, exigent de ravaler cette ironie jusqu’ici obligatoire : thérapies de transition de genre, caractère éthique du café en grain, causes anthropiques de l’élévation du taux de CO2 ou vertus comparés des doctrines végane et végétarienne. De tout cela, il est absolument interdit de rire.
Concluons.
Maman bobo observe ses enfants, de loin, dans le square. Elle trouve la petite un peu niaise, et méchante. Le petit, lui, est diagnostiqué TDHA et HPI – une fierté, bien sûr, mais il casse quand même royalement les burnes, à domicile comme à l’extérieur, un truc à avoir envie de le jeter par la fenêtre de l’appartement haussmannien. A chaque projet de vacances, la première chose que Maman vérifie, c’est si le CCAS a une option “ jardin d’enfants ”. Elle en culpabilise un peu, Maman bobo, mais délègue, délègue, délègue autant qu’elle le peut. Au fond, elle sait qu’elle n’est pas capable de faire mieux. Elle s’en veut, et tout ceci vient s’ajouter à la culpabilité relative à son bilan carbone. “ Mes enfants vont grandir dans un monde horrible ! ”, se dit-elle, pour expliquer ce sentiment de tristesse persistant. Du coup, elle les amène tous les ans à la marche pour le climat. Elle éprouve alors une fierté brève, mais indubitable. Les enfants, pour leur part, deviennent écoanxieux dès l’âge de 5 ans.
Le père, lui, éprouve une dépression légèrement moins profonde. L’effondrement écologique menace et Donald Trump va prendre le pouvoir, ou Bolsonaro, ou Orban, mais la génétique reste ce qu’elle est : il s’en bat un peu les couilles. Lui aussi milite – mais dans l’espoir surtout de se trouver une meilleure place dans l’élite. Il salive toujours, le salaud.
D’ailleurs, il envisagerait bien de tromper un peu Maman. Mais comme il est lâche, il lui demande si elle ne voudrait pas qu’ils deviennent un “ couple libre ”. (Il a repéré une militante aux cheveux bleus, qui binait la terre dans un potager partagé, près de Barbès.)
L’idée d’ailleurs séduira peut-être maman – parce qu’elle en aura entendu favorablement parler dans Elle, parce qu’elle voudra replonger dans son adolescence, pour oublier ces cons de gosses, ou juste pour se faire tamponner le cul par ce togolais qu’elle a rencontré, à l’asso. Ou bien tout cela l’attristera profondément – “ Gaël / Tristan / Lucas est tellement égoïste !, songera-t-elle, amère. Il reproduit, sans honte, les schémas oppressifs de mon père ! ”
Un divorce, quoi qu’il en soit, s’en suivra à plus ou moins longue échéance.
Les enfants, déjà cons, deviendront malheureux, puis blasés, plus encore.
Plus tard, bien plus tard, ils prendront leur place dans l’élite. A leur tour, ils prendront le pouvoir, et dénieront le posséder. Certains, parmi eux deviendront secrétaires d’Etat, ou ministres… Et peut-être même, en charge du ministère de la famille, qui sait ?
Nous sommes entre de bonnes mains.
Une place pour le père.
(Aldo Naouri)
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